VI
COUP DE MAIN A TERRE

— Eh bien, Thomas, qu’est-ce que cela donne, vu de près ?

Bolitho parlait d’une voix étouffée ; comme tous ceux qui l’entouraient, il braquait les yeux sur le rivage.

Depuis l’aube, ils s’étaient approchés de la terre avec prudence, tandis que la côte, peu à peu, prenait forme et substance ; dès le lever du soleil, ils avaient découvert les couleurs de la côte, un infini camaïeu de verts. L’Undine avait cherché son chemin vers la côte sous voilure réduite, avec deux matelots expérimentés à sonder sur les bossoirs. Le paysage semblait totalement vierge, couvert d’une jungle si épaisse qu’il était apparemment impossible de s’éloigner du rivage.

Herrick répondit tranquillement :

— Le quartier-maître a l’air content, commandant.

Il braqua sa longue-vue au-dessus des bastingages :

— C’est bien comme il l’avait décrit : un promontoire arrondi vers le nord, et cette curieuse colline à environ un nautique à l’intérieur.

Bolitho monta sur un bitton et jeta un coup d’œil en dessous de lui, par-dessus les bastingages. L’Undine avait finalement jeté l’ancre à quelque quatre encablures du rivage, afin de garder la place de manœuvrer et une profondeur suffisante quelle que fût la marée. Cependant, l’eau avait l’air bien peu profonde ; on pouvait même voir sur le fond se dessiner la grande ombre de la coque doublée de cuivre de l’Undine. Le sable était clair, comme celui qu’ils avaient vu sur plusieurs petites plages en forme de croissant, au cours de leur prudente approche.

Les longs rubans d’une algue étrange ondulaient sous l’effet du courant, loin sous le bateau, dans une sorte de danse lasse. Mais à bâbord, tandis que le bateau évitait sur son ancre, il aperçut d’autres silhouettes brunes et vertes ; on eût dit que l’eau était tachée : c’étaient des têtes de corail. Mudge avait raison d’être prudent, même si nul n’avait besoin qu’on lui rappelât le destin du Nervion.

On avait affalé les premières embarcations le long du bord. Le bosco, Shellabeer, brandissait les poings à l’adresse de quelques marins espagnols qui écopaient au fond d’un canot. Bolitho songea que cela leur ferait du bien, à ces frêles bordés, d’être à l’eau un moment.

— Je descendrai moi-même à terre, dit-il d’un air absent, et c’est vous qui monterez la garde à bord pour le cas où il y aurait des difficultés.

Il crut entendre les protestations muettes de Herrick, mais il ajouta :

— Si les choses tournent mal, nos gens pourront trouver un réconfort à ma présence parmi eux.

Il se tourna et donna une bourrade amicale sur l’épaule de Herrick :

— De surcroît, j’ai envie de me dégourdir les jambes. Tel est mon bon plaisir.

Sur le pont principal, Davy allait et venait, inspectant les hommes désignés pour chaque embarcation, vérifiant les armes et les apparaux de manutention qu’ils utiliseraient pour les tonneaux, une fois le travail commencé.

Au-dessus d’eux, le ciel était fort pâle, comme si le soleil en avait effacé la couleur pour raviver celle de la mer, étendue miroitante entre le navire et la côte.

Bolitho s’étonna du silence qui régnait maintenant. C’était à peine si l’on entendait gronder le ressac, dont le long ruban frangeait à l’occasion la plage proche ou l’extrémité du promontoire. Le site tout entier semblait retenir sa respiration, et Bolitho imaginait des milliers d’yeux, entre les arbres, observant la frégate au mouillage.

Quelques chocs sourds se firent entendre : les hommes affalaient les couleuvrines à l’avant de la chaloupe et du cotre ; puis, de nouveau, des ordres : on installait les mousquetons à bouche évasée à bord de la gigue et du grand canot. Le petit canot devait rester près du navire, il était trop étroit pour transporter les lourds tonneaux, et on pouvait en avoir besoin en cas d’urgence.

Un cas d’urgence ? Bolitho se frotta le menton et regarda la terre. L’endroit semblait fort sûr. Tout le long de la côte, le navire était passé successivement devant plusieurs baies ou criques, qui se ressemblaient toutes ; seul Mudge y lisait des différences. Bolitho était à l’affût d’un indice, d’un signe précurseur de danger. Mais il n’avait pu voir aucune embarcation tirée sur le sable, pas le moindre filet de fumée révélant la présence d’un feu ; le silence n’était même pas rompu par le chant des oiseaux.

— Les embarcations sont prêtes, commandant !

Shellabeer se tenait devant lui, le visage penché dans la clarté aveuglante.

Bolitho marcha jusqu’au garde-corps pour regarder en dessous de lui le pont principal. Il y avait quelque chose de changé chez les matelots ; c’étaient peut-être leurs sabres d’abordage, ou la façon dont ils se regardaient les uns les autres, ayant pour un moment oublié leurs soucis. La plupart d’entre eux n’étaient plus les mêmes depuis qu’ils avaient embarqué. Leurs dos nus étaient hâlés, seuls quelques imprudents portaient des traces de coups de soleil.

Il prit la parole :

— Devant nous, c’est l’Afrique, garçons !

Il entendit un murmure d’excitation parcourir leurs rangs comme le vent sur un champ de blé.

— Vous allez en voir, du pays, avant de rentrer chez vous ! Obéissez, ne vous éloignez pas de votre groupe, et vous ne risquerez rien. Mais c’est un pays dangereux, dit-il d’un ton plus dur, et les indigènes par ici n’ont guère de raison d’aimer ni de faire confiance à un marin étranger. Restez donc vigilants, et faites votre travail avec les tonneaux.

Il leur adressa un signe de la tête :

— Embarquez !

Mudge le rejoignit derrière la rambarde, tandis que les premiers hommes se laissaient glisser le long de la muraille.

— Je devrais venir avec vous, commandant. J’ai dit à Fowlar, mon meilleur second maître, ce qu’il devait chercher, et c’est un homme capable, pour sûr.

Bolitho écarta les bras, le temps qu’Allday lui boucle son sabre.

— Alors, qu’est-ce qui vous préoccupe, monsieur Mudge ?

— Il fut un temps, répondit Mudge avec une grimace, où je pouvais nager un demi-nautique, puis parcourir la même distance à pied avec une pleine charge sur le dos !

Herrick sourit :

— Et avoir encore la force de faire honneur à une jolie donzelle, je parie !

Mudge le regarda :

— Votre heure viendra, monsieur Herrick. Ce n’est pas drôle de vieillir !

— L’âge est aussi ce qui fait votre valeur, intervint Bolitho en souriant.

Et à l’adresse de Herrick, il ajouta :

— Gréez des filets d’abordage pendant notre séjour à terre. Vous n’aurez pour vous défendre qu’un quart de rade et les fusiliers marins, ils ne pèseront pas lourd si quelqu’un cherche à vous prendre par surprise. Je sais, continua-t-il en lui touchant le bras, je suis trop prudent. Je peux lire sur votre figure comme dans un livre. Mais mieux vaut prendre des précautions si l’on veut survivre, surtout ici, dit-il en regardant la terre.

Il marcha jusqu’à la coupée :

— Les embarcations reviendront deux par deux. Envoyez-moi le reste des hommes dès que vous pouvez. Ils seront vite fatigués avec cette chaleur.

Il aperçut Puigserver qui lui envoyait un signe d’adieu du passavant ; Raymond l’observait du couronnement, sous le prélart de sa femme. Il toucha son chapeau pour saluer les fusiliers marins alignés à la parade et descendit lestement dans la gigue ; Allday l’attendait à la barre :

— Poussez !

Une par une, les chaloupes s’écartèrent de l’ombre de la frégate, et les avirons trouvèrent leur cadence en s’éloignant vers la côte. Bolitho resta debout pour observer sa petite flottille.

Le lieutenant Soames se trouvait dans la chaloupe, la plus grande embarcation de l’Undine ; toute la place était prise par les hommes et les tonneaux ; à l’avant, un chef de pièce se tenait accroupi au-dessus de la couleuvrine, comme une étrange figure de proue. À sa suite, venait le cotre, également fort chargé, sous le commandement de Davy ; sa silhouette élancée contrastait avec la corpulence de M. Pryke, le charpentier de l’Undine.

Comme il convenait, Pryke descendait à terre dans l’espoir de trouver du bois en vue de petites réparations à bord. L’aspirant Keen, accompagné du malingre Penn, dirigeait la petite chaloupe ; Bolitho les voyait sautiller d’excitation tandis qu’ils s’avançaient en direction de la plage. Il se retourna pour jeter un coup d’œil à son navire : on ne reconnaissait déjà plus les silhouettes sur le pont. Il y avait quelqu’un dans la cabine, il supposa qu’il s’agissait de Mme Raymond, en train de regarder les embarcations, ou qui évitait son mari, ou Dieu sait quoi encore.

Puis il regarda les hommes réunis autour de lui dans la gigue, les armes entre leurs jambes écartées, la façon dont ils fuyaient son regard. Tout à fait à l’avant, il vit l’artilleur faire tourner le mousqueton d’un bord sur l’autre pour libérer la bouche couverte de sel séché ; il reconnut Turpin, l’homme qui avait si désespérément essayé de tromper Davy à Spithead. Turpin croisa le regard de Bolitho et leva le bras : à la place de sa main, il portait un crochet d’acier brillant.

— C’est le canonnier qui m’a confectionné ça, commandant, dit-il avec un grand sourire. Mieux que l’original !

Bolitho lui rendit son sourire : lui au moins semblait de bonne humeur.

Il regarda les autres embarcations avancer lentement. Elles contenaient environ quatre-vingts hommes et officiers, d’autres se joindraient à eux dès qu’on pourrait leur renvoyer les bateaux. Il s’assit et s’abrita les yeux avec son chapeau, effleurant du même geste la cicatrice qu’il avait au-dessus de l’œil, ce qui lui rappela une autre descente à terre effectuée bien des années auparavant, également pour faire de l’eau. Il y avait eu une charge soudaine, des vociférations tout autour de lui, et un gigantesque sauvage s’était dressé devant lui, brandissant un sabre d’abordage qu’il venait d’arracher à un marin agonisant. Bolitho n’avait eu qu’une seconde pour le voir, puis l’homme était tombé sans connaissance, le visage en sang. Il s’en était fallu de peu : sans son bosco, il aurait perdu la vie ce jour-là.

Herrick nourrissait probablement quelque amertume, après le refus du commandant de le laisser diriger l’opération : elle était normalement du ressort du second. Mais l’expérience de Bolitho, ravivée par la présence de la cicatrice, lui rappelait que les choses pouvaient tourner mal, et sans prévenir.

— Encore une encablure, commandant !

Allday laissa porter légèrement.

Bolitho sursauta : il avait dû rêver un instant. L’Undine paraissait bien loin maintenant ; on eût dit un beau jouet. La terre, juste devant eux, s’avançait de chaque bord comme deux longs bras verts.

 

Une fois de plus, les souvenirs de Mudge se révélèrent précis et fiables. Deux heures après qu’on eut tiré les embarcations à terre et réparti les hommes en différents groupes, le quartier-maître Fowlar signala qu’il avait trouvé un petit ruisseau : l’eau la plus fraîche qu’il eût goûtée depuis des années !

Le travail devait commencer immédiatement. Des détachements furent placés en sentinelle à des endroits stratégiques soigneusement repérés ; des vigies furent envoyées au sommet de la petite colline, au pied de laquelle le ruisseau de Mudge murmurait en s’éloignant dans la jungle dense. Les hommes n’avaient pas mis pied à terre depuis des mois : leurs premiers pas sur le sol ferme furent un peu hésitants ; puis, ils se mirent au travail. Le charpentier Pryke et ses hommes eurent vite fait de construire quelques lourds traîneaux pour transporter jusqu’aux embarcations les tonneaux une fois remplis ; le tonnelier s’était installé près du ruisseau, tandis que les autres hommes, sous la responsabilité directe de Fowlar, avaient entrepris de dégager à la hache un sentier entre les arbres. Bolitho fit plusieurs trajets entre la plage et le ruisseau, pour s’assurer que toute l’opération se déroulait normalement ; l’aspirant Penn trottait sur ses talons. Le lieutenant Soames était responsable de la plage, ainsi que de répartir les hommes en groupes de travail au fur et à mesure qu’ils débarquaient. Davy était chargé de diriger le remplissage ; Keen, accompagné de quelques hommes armés, encadrait les marins qui tiraient les traîneaux, pour les protéger de tout visiteur indésirable.

À peine débarqué, Fowlar avait identifié deux foyers éteints laissés par les indigènes. Ils étaient éparpillés et couverts de végétation, preuve que personne ne s’en était approché depuis des mois. Cependant, comme il faisait une pause pour apprécier les progrès de chaque groupe, Bolitho avait conscience d’une menace, d’une hostilité difficile à définir.

Retournant de nouveau au ruisseau, il dut s’écarter pour laisser passer un lourd traîneau. Plus de vingt marins jurant et soufflant y étaient attelés, et il passa à toute vitesse devant lui, faisant trembler le sous-bois et décoller plusieurs gros oiseaux rouges qui s’envolèrent en claquant des ailes et en poussant des cris discordants. Bolitho suivit les oiseaux des yeux, puis revint sur le chantier. Il songea avec soulagement qu’il existait quelques êtres vivants dans cet endroit sinistre. Une fois sous les arbres, on ne voyait plus le ciel ; l’air y était lourd, étouffante l’odeur de la végétation qui se décomposait. Çà et là, on entendait parfois un craquement ou un froissement, ou bien c’étaient de petits yeux ronds comme des billes qui brillaient un instant sous un rayon de soleil, avant de s’évanouir prestement.

Penn eut un hoquet :

— Sûrement des serpents, commandant !

Il était hors d’haleine et l’effort qu’il fournissait pour suivre Bolitho lui collait la chemise à la peau.

Le commandant trouva Davy installé sous un surplomb rocheux, cochant sa liste ; Duff scellait un nouveau tonneau de sorte qu’il pût affronter les chaos du trajet pendant le retour.

Le deuxième lieutenant se leva :

— Tout va bien, commandant.

— Parfait.

Bolitho se pencha pour recueillir une jointée d’eau dans le ruisseau. Elle était aussi douce que du vin à son palais ; pourtant, on voyait des racines pourries sur les deux berges.

— On aura fini avant ce soir.

Il leva les yeux vers un coin de ciel bleu, entre les arbres qui bruissaient furtivement. Sous leurs branches enchevêtrées, l’air ne bougeait pas mais, au-dessus des cimes, le vent qui soufflait de la mer était régulier.

— Je vais escalader cette colline, monsieur Davy.

Il crut entendre Penn pousser un soupir désespéré.

— J’espère que vos vigies ne sont pas endormies.

La montée fut rude et, quand les deux hommes se dégagèrent des arbres pour aborder la dernière pente près du sommet, Bolitho sentit la brûlure du soleil sur ses épaules et, sous ses chaussures, brûlantes comme braises sortant d’une cheminée, la chaleur des roches grossières.

Les deux vigies semblaient à leur affaire. Avec leurs pantalons et leurs chemises tachés, leurs visages bronzés à l’ombre des chapeaux de paille, on les eût pris volontiers pour des naufragés, non pour des marins britanniques. Ils avaient improvisé un petit abri avec des chutes de toile à voile, et y avaient rangé leurs armes, ainsi que des bouteilles d’eau et une imposante longue-vue.

L’un d’eux porta la main à son front et dit :

— L’horizon est clair, commandant !

Bolitho enfonça son chapeau sur ses yeux et regarda au pied de la colline : la côte était plus découpée qu’il ne l’avait imaginé ; çà et là, on voyait étinceler entre les arbres une petite crique ou une anse sauvage qui n’était marquée sur aucune carte. Vers l’intérieur, en-deçà d’une chaîne de collines escarpées, il n’y avait que la longue ondulation des cimes. Les arbres étaient si serrés que l’on avait l’impression de pouvoir marcher sur ce tapis touffu.

Il saisit la longue-vue et la pointa sur le navire. À cause de la réverbération, il voyait la silhouette se tordre et se plier, mais il put apercevoir le mouvement des embarcations lentes comme de lourds scarabées d’eau. Il sentit du sable et de la poussière entre ses doigts, et songea que l’on ne s’était guère servi de cette longue-vue ce matin-là.

Il entendit Penn se désaltérer bruyamment à une bouteille ; il se rendait parfaitement compte que ces vigies n’avaient qu’un désir : celui de les voir partir. Peut-être leur travail leur donnait-il soif, mais traîner des tonneaux à travers la forêt ? Il continua son exploration à la longue-vue. Là-dessous, il y avait ses hommes, les traîneaux, les tonneaux, mais rien n’était visible du sommet de la colline. Toutes les plages étaient hors de vue. Les embarcations qui approchaient de la côte semblaient se fondre dans la forêt, être tout entières absorbées par elle.

Bolitho se tourna vers la droite ; ses hommes, inquiets, sursautèrent. Dans le champ de vision de l’instrument, il voyait les arbres et les reflets de l’eau ; il continua sa recherche. Quelque chose attira fugitivement son attention, mais quoi ? Les vigies le regardaient d’un air dubitatif, immobiles comme des statues. Il vit un trait de lumière, cligna les yeux et se frotta les paupières. Ce n’était rien. Il recommença sa lente inspection. La forêt était épaisse et monotone. Mais que s’attendait-il à voir ? Et d’ailleurs… il se raidit et retint son souffle. Quand il baissa un peu la longue-vue, il perdit le contact avec ce qu’il venait d’apercevoir. Il attendit, compta quelques secondes et s’efforça de contrôler sa respiration.

Les vigies avaient recommencé à bavarder à voix basse, et Penn à boire à la bouteille. Ils s’imaginaient sans doute qu’il avait trop pris le soleil. Il remonta l’instrument avec précaution. Là, à droite, il avait déjà remarqué un léger miroitement d’eau ; mais il y avait quelque chose d’autre, quelque chose de sombre qui tranchait sur les verts et les bruns de la forêt. Il scruta l’objet jusqu’à sentir que ses yeux lui faisaient mal.

Refermant l’instrument avec un claquement sec, il dit :

— Il y a un bateau là-bas.

Penn, ahuri, le regardait bouche bée.

— Il doit y avoir une petite anse que nous n’avons pas encore aperçue.

Il s’abrita les yeux de la main, cherchant à estimer la distance en prenant comme base celle qui séparait l’Undine de la plage où ils avaient touché terre.

— Mais nous n’avons rien vu, commandant ! s’exclama une des vigies.

Il avait l’air terrifié, et même pire.

Bolitho regardait dans le lointain, cherchant à rassembler ses pensées.

— Prenez cette longue-vue, et tâchez de le voir, maintenant !

Il le savait : le marin redoutait davantage les réactions de son commandant ou les sanctions de sa négligence, que tout ce qu’il pouvait bien apercevoir.

Bolitho, qui enregistrait mentalement toutes ses réactions, lui demanda :

— Tu l’as trouvé ?

— Oui, commandant, dit l’homme en hochant la tête, tout honteux. C’est bien un mât, pas de doute.

— Merci. Gardez-le à l’œil, ajouta-t-il sèchement. Je ne veux pas qu’il disparaisse à nouveau !

Il tourna les talons, et Penn lâcha sa bouteille pour courir derrière lui :

— Qu’est-ce que cela peut vouloir dire, commandant ?

— Plusieurs choses.

Ils pénétraient sous le couvert, échappant à la morsure du soleil.

— Ils nous ont peut-être aperçus, et ils vont essayer de se cacher jusqu’à ce que nous levions l’ancre. Ou alors, ils ont d’autres sottises en tête, je ne sais trop.

Il pressa le pas, ignorant les frondes et plantes grimpantes qui le griffaient. Sans cette image fugitive apparue dans le champ de vision de la longue-vue, il n’aurait rien vu, rien su de l’autre navire. Cela aurait peut-être mieux valu. Qui sait s’il ne se tourmentait pas pour rien ?

Il trouva Davy, au même endroit, se prélassant à l’ombre de la colline ; l’air parfaitement détendu, il surveillait le travail des hommes occupés à remplir les tonneaux :

— Où est M. Fowlar ?

Davy sortit de sa torpeur avec un sursaut :

— Heu… sur la plage, commandant.

— Peste !

Encore un kilomètre, deux peut-être avant de pouvoir examiner la carte de Fowlar et les notes de Mudge. Il regarda le ciel. Le soleil ne se coucherait pas avant des heures mais le crépuscule ne durerait guère : ce serait comme si l’on coupait la lumière en tirant un rideau.

— J’ai découvert un navire, monsieur Davy. Bien caché, dans notre sud.

Il vit le charpentier sortir du sous-bois, une scie brillait à son poing.

— Je vous laisse responsable ici, monsieur Pryke.

Et, adressant un signe à Davy :

— Nous allons à la plage, dit-il.

Pryke approuva de la tête, son visage joufflu brillait comme une pomme mûre :

— A vos ordres, commandant. D’après mes estimations, dit-il en regardant Duff, il n’y a plus que cinq tonneaux.

— Bien, accélérez la cadence. Je veux que les hommes soient rassemblés dès que le dernier tonneau sera plein.

Davy se hâtait à ses côtés, son beau visage était perplexe :

— Vous pensez que ce navire peut être un ennemi, commandant ?

— J’ai l’intention d’en avoir le cœur net.

Ils achevèrent leur trajet en silence, Bolitho savait que Davy partageait l’opinion des vigies : le commandant faisait une montagne d’une taupinière.

Fowlar l’écouta calmement, puis examina la carte :

— S’il est là où je crois, alors l’endroit n’est pas marqué. Donc il doit être quelque part entre cette plage et la baie suivante. Je dirais à peu près ici, commandant, fit-il en traçant une croix sur la carte.

— Est-ce que nous pouvons nous y rendre avant la nuit, par voie de terre ?

Fowlar écarquilla les yeux mais répondit :

— Je ne pense pas que ce soit très loin, commandant. Pas plus de trois nautiques. Mais vous pouvez presque compter quatre fois plus dans cette jungle.

Il baissa les yeux sous le regard de Bolitho.

— Possible que vous y arriviez, commandant.

— Mais, demanda Davy, si nous attendions jusqu’à demain, commandant ? Nous pourrions mouiller l’Undine près de l’autre navire.

— Ce serait trop long. D’ailleurs, il pourrait lever l’ancre et appareiller pendant la nuit. S’ils connaissent notre présence et le but de notre escale, une attaque par voie de mer ne servirait à rien pendant le jour, surtout dans une anse exiguë. Vous devriez savoir cela, monsieur Davy.

— Oui, commandant, répondit Davy en regardant ses chaussures.

Un nouveau tonneau roulait en descendant la plage, les hommes suaient et soufflaient comme des sangliers traqués par une meute de chiens courants.

Soames, qui était remonté de la plage pour venir aux informations, dit soudain :

— C’est peut-être un négrier. Dans ce cas, il doit être bien armé.

Il se frotta le menton et dodelina de la tête :

— Votre plan est bon, commandant.

Et il ajouta en grattant la carte de son index épais :

— Nous pourrions traverser au pied de la colline, là où elle descend jusqu’à la mer, et tirer vers le sud. À condition de ne pas trop nous charger, nous pouvons y être avant qu’il fasse noir.

Il regarda Davy d’un œil dur :

— Je vais choisir quelques hommes solides, qui ne faibliront pas quand il faudra franchir des obstacles.

Davy ne répondit rien, évidemment ulcéré par le fait que Soames avait proposé une action concrète, au lieu d’émettre des considérations oiseuses.

Bolitho regarda vers le navire :

— Fort bien. Que les hommes se reposent une demi-heure. Puis nous nous mettrons en route. Quarante hommes devraient suffire, si nous faisons attention. Ce sera peut-être du temps perdu…

Il pensait à la jungle silencieuse. Il faudrait ouvrir l’œil.

— Mais pourquoi ont-ils mouillé à une distance si dangereusement faible de la côte ? Je me demande…

Il fit signe à Penn :

— Je vais rédiger mes ordres à l’intention du second, et vous irez les lui remettre. Que l’Undine envoie ses embarcations demain matin pour nous recueillir sur le rivage. À ce moment-là, nous serons fixés : dans un sens ou dans l’autre, conclut-il en regardant Davy.

Il vit Keen sortir du couvert, un pistolet pendu à la ceinture. Comme il se tournait vers la mer, il s’arrêta et leva le bras pour désigner quelque chose : c’était le canot qui arrivait à vitesse maximum, ses avirons étincelaient au soleil comme de l’argent.

Le canot toucha enfin la plage. Sans attendre qu’on l’eût amarré, l’aspirant Armitage bondit par-dessus le plat-bord et s’étala de tout son long sur le sable.

Allday, qui le considérait d’un œil critique, s’esclaffa :

— Que Dieu me damne, commandant ! Ce jeune homme trébucherait sur un gland !

Armitage remonta la plage au pas de course. Rouge jusqu’aux oreilles, il passa en courant devant les groupes de marins hilares.

— Avec les respects de M. Herrick, commandant, bégaya-t-il.

Il s’interrompit pour essuyer le sable sur son menton :

— Nous avons vu quelques petites embarcations vers le nord.

Il eut un geste vague en direction des arbres :

— Une vraie flottille. M. Herrick pense qu’ils viendront peut-être par ici, quoique…

Il s’arrêta, faisant la grimace, comme il en avait l’habitude chaque fois qu’il transmettait un message :

— Quoiqu’ils aient disparu pour l’instant.

Il s’approuva lui-même d’un signe, soulagé de se remémorer la dernière partie :

— M. Herrick pense qu’ils ont débarqué sur une autre plage pour quelque raison.

Bolitho se croisa les mains dans le dos : ce qu’il avait redouté était en train d’arriver, et le moment ne pouvait pas être plus mal choisi.

— Merci, monsieur Armitage.

— Cela change tout, commandant, dit doucement Davy. Nous ne pouvons nous diviser s’il y a des indigènes hostiles dans les parages.

— Allons donc, monsieur Davy ! interrompit Soames sur un ton acerbe. Nous avons assez de poudre et de munitions pour repousser un millier de sauvages !

— Cela suffit !

Bolitho les regarda, essayant d’analyser la situation :

— M. Herrick a sûrement raison. Ils doivent être descendus à terre pour chasser ou dresser un camp ; de toute façon, cela ne fait que rendre notre mission plus urgente.

Il regarda Soames pensivement, lisant dans ses petits yeux enfoncés un mélange de colère et de triomphe :

— Choisissez vos hommes immédiatement.

— Que dois-je faire, commandant ? demanda Davy d’un ton glacial.

Bolitho se retourna : pour un combat au corps à corps, Soames conviendrait mieux. Si les choses tournaient mal pour eux, Herrick aurait besoin de gens réfléchis plutôt que de gros bras pour continuer son voyage par ses propres moyens.

— Retournez au navire avec les derniers hommes.

Il griffonna une note sur le carnet de Fowlar :

— Et vous transmettrez mes…

Il hésita, sans voir le désespoir qui ravageait le visage de Davy.

— … mes idées aussi bien que vous pourrez.

Davy était tendu comme une corde de violon :

— Je suis plus haut gradé que Soames, commandant. C’est à moi qu’il revient de participer à cette expédition !

— C’est à moi de décider en quoi consiste votre devoir, dit Bolitho en le regardant calmement. Je compte sur votre loyauté.

Il regarda Soames qui marchait de long en large devant une double ligne d’hommes :

— Votre tour viendra, soyez-en sûr.

Une ombre surgit sur la carte de Fowlar, et Bolitho vit que le lieutenant espagnol, Rojart, l’observait, d’un air aussi triste qu’à l’accoutumée :

— Oui, teniente !

Il avait dû se faire débarquer par une des chaloupes.

— Je viens vous offrir mes services, capitan, dit Rojart.

Il regarda fièrement Davy et Allday :

— Don Luis m’a donné ordre de vous apporter toute l’aide que je pourrais.

Bolitho soupira. Rojart n’avait pas les pieds sur terre ; peut-être la cruelle expérience du naufrage… Mais un officier de plus, fût-il espagnol, pourrait se révéler utile. Il lui fournissait également une excuse à point nommé :

— Vous voyez, dit-il à Davy, M. Herrick aura d’autant plus besoin de vous.

— J’accepte votre offre, teniente, merci, répondit-il à Rojart.

L’Espagnol eut un sourire étincelant et s’inclina :

— Je suis votre serviteur, capitan !

Allday sourit et murmura :

— Que Dieu nous aide !

D’autres tonneaux roulaient en descendant la plage et Duff, hors d’haleine, jaillit entre les arbres et plia ses lunettes en criant :

— Voilà le dernier, commandant !

Il défia du regard les spectateurs :

— Un chargement complet !

Soames resserra la ceinture de son sabre :

— Nous sommes à votre disposition, commandant.

Il désigna du geste les marins rassemblés :

— Tous sont armés, mais sans poids inutile qui risquerait de les retarder.

Il ignora Davy.

Keen et ses détachements de sentinelles se rassemblaient au bout de la plage ; entre les ombres, Pryke montait la garde près d’une curieuse pile de bois que ses hommes avaient entassée pour lui.

Davy toucha son chapeau pour un salut réglementaire :

— Je vous souhaite bonne chance, commandant.

— Merci, répondit Bolitho avec un sourire. J’espère ne pas en avoir trop besoin dans l’immédiat.

Il eut un coup d’œil en direction de Fowlar :

— Passez devant et prenez des notes au fur et à mesure que nous avançons. Qui sait ? nous pourrions bien revenir ici un jour.

Puis il tourna le dos à la mer et remonta la plage à grandes enjambées en direction des arbres.

 

— Nous allons nous reposer un moment.

Bolitho sortit sa montre de la poche de ses hauts-de-chausses. Il devenait de plus en plus difficile de lire l’heure. Quand il leva les yeux vers le sommet des arbres, il constata que le ciel était déjà plus sombre ; les feuilles des cimes étaient frangées de violet, et non plus d’or. Autour de lui, les matelots se laissèrent tomber à genoux ou s’appuyèrent contre un tronc, essayant de se reposer de leur marche forcée. La première partie du trajet n’avait pas été trop difficile. En ouvrant une saignée à coups de hache, ils avaient progressé rapidement ; mais, au fur et à mesure qu’ils approchaient de la position estimée de la baie, ils avaient renoncé à utiliser leurs haches et s’étaient faufilés à mains nues entre les taillis et les fourrés.

Bolitho considéra pensivement ses hommes. Leurs chemises étaient déchirées, les branches et les épines traîtresses avaient laissé de nombreuses estafilades sur leurs visages et leurs bras. Derrière eux, entre les troncs enchevêtrés, il faisait presque nuit ; l’humus dégageait de lourds effluves et la végétation semblait frissonner, comme sous l’effet d’un vent invisible. Soames s’essuyait le visage et le cou avec un chiffon :

— J’ai envoyé des éclaireurs en avant, commandant. Il arracha une bouteille de la bouche d’un matelot :

— Doucement, tonnerre ! Il faut que ça nous dure un moment. Bolitho voyait Soames avec des yeux nouveaux ; par exemple, il était frappé par la façon dont il avait choisi ses éclaireurs. Il n’avait pas désigné les matelots les plus expérimentés, comme on aurait pu s’y attendre de la part d’un lieutenant de son expérience. Les deux éclaireurs faisaient partie des nouvelles recrues du bord, et ils n’avaient jamais vu la mer auparavant. L’un d’eux travaillait dans une ferme, l’autre chassait le gibier d’eau dans le Norfolk. Dans les deux cas, songeait Bolitho, le choix était excellent. Ils s’étaient effacés dans le sous-bois sans le moindre bruit.

— Alors, commandant ? murmura Allday.

Bolitho se détendit un peu en voyant cette bonne figure familière et rassurante :

— Je pense, répondit-il, que nous sommes tout près.

Il se demandait comment Herrick se débrouillait, et s’il avait aperçu d’autres embarcations indigènes. Il frissonna. Comme la plupart de ses hommes il ne se sentait pas à sa place ici ; il avait l’impression d’être coupé de tout.

— Debout, garçons ! siffla Fowlar. Quelqu’un approche ! Les mousquets furent pointés à l’aveuglette dans les ténèbres, et quelques hommes commencèrent à dégainer leur sabre d’abordage.

— Un éclaireur ! lança Soames.

Il s’avança rapidement vers l’ombre qui approchait :

— Par Dieu, Hodges, tu as fait vite.

L’homme s’avança dans la petite clairière et regarda Bolitho :

— J’ai trouvé le navire, commandant. Il est à environ un demi-nautique.

Il tendit le bras :

— En prenant par là, on y sera en moins d’une heure.

— Quoi d’autre ?

Hodges haussa les épaules. Il était de frêle stature, Bolitho le voyait très bien rampant dans les marais du Norfolk à la poursuite du gibier d’eau.

— Je ne me suis pas trop approché, dit-il, vous comprenez, commandant. Mais ils sont mouillés tout près de la terre. Il y a un bon groupe à terre dans une clairière. J’ai entendu quelqu’un, une sorte de gémissement…

Il hésita, un frisson le parcourait.

— J’en ai eu la chair de poule, croyez-moi, commandant.

— C’est ce que je pensais, coupa brusquement Soames. Saleté de négriers, ils ont un camp à terre. Ils rassemblent ces pauvres diables et les trient par groupes : les filles d’un côté, les hommes de l’autre. Ils les pèsent, puis ils décident de ceux qui pourront supporter le voyage, en fonction de leur destination.

Fowlar cracha dans les feuilles mortes et acquiesça :

— Les autres, ils les laissent sur place : ils leur coupent la gorge pour économiser la poudre et les munitions.

Bolitho regarda l’éclaireur, essayant d’écarter de ses pensées le commentaire brutal de Fowlar. Tout le monde connaissait ce trafic, mais personne ne savait comment l’empêcher. D’autant que nombre de personnages haut placés en tiraient de substantiels profits.

— Est-ce qu’ils ont des sentinelles ?

— J’en ai vu deux, commandant. Ils n’ont pas l’air de s’en faire. Le navire a deux pièces en batterie.

— Évidemment, grogna Soames. Une ventrée de mitraille et de chevrotine pour quiconque essayerait de libérer ces malheureux.

Le lieutenant espagnol se joignit à eux. En dépit du pénible trajet en forêt, il avait réussi à rester fort élégant, avec sa chemise à jabot et ses larges manchettes.

— Peut-être devrions-nous couper vers le rivage, capitan, dit-il en haussant les épaules de façon éloquente. Il n’y a pas lieu d’entrer en contact avec ce navire si c’est un simple négrier, n’est-ce pas ?

Soames se détourna sans mot dire. Mais Bolitho supposa qu’il était dégoûté, comme la plupart des marins, de voir que Rojart acceptait l’esclavage comme une chose toute naturelle.

— Nous poursuivons, teniente. De toute façon, nos embarcations ne viendront pas nous recueillir avant demain matin.

Il regarda Soames :

— A vous le soin. Je vais me rendre compte par moi-même.

Il adressa un signe à l’aspirant Keen.

— Et vous aussi.

En sortant à tâtons de la clairière, il lança :

— Et tenez-vous prêts à nous suivre, vous autres. Silence complet, tenez-vous les uns aux autres si vous avez peur de vous perdre. Et le premier qui tire un coup de mousquet aura affaire à moi !

Hodges s’avança :

— Mon camarade, Billy Norris, est resté pour les surveiller, commandant. Suivez-moi de près. J’ai laissé des marques sur le chemin.

Bolitho le crut sur parole, bien qu’il n’y eût pas, selon lui, la moindre marque.

Il fut stupéfait de voir avec quelle rapidité ils s’étaient rapprochés de l’objectif. Hodges s’arrêta au bout de très peu de temps. Il toucha le bras de Bolitho et lui fit signe de s’abriter derrière un nid de broussailles aux feuilles dentelées ; devant eux, la baie s’ouvrait comme un amphithéâtre. Elle était encore bien éclairée ; les rayons du soleil s’attardaient sur les cimes des arbres, et dessinaient des reflets ondulants qui miroitaient à la surface de l’eau.

Bolitho s’avança un peu, essayant d’ignorer les piqûres aiguës qui lui perçaient les mains et la poitrine. Puis, immobile comme une statue, il vit disparaître ses douleurs et ses incertitudes en apercevant enfin le navire.

Derrière lui, Allday disait tout haut ce qu’il avait pensé tout bas :

— Par le ciel, c’est celui qui a attiré les Espagnols sur le récif !

Bolitho approuva de la tête. Le brigantin semblait plus grand dans cette anse exiguë, mais on ne pouvait s’y tromper. Il savait qu’il ne pourrait oublier ce navire, même au bout de longues années.

Lui parvint le gémissement déchirant que Hodges avait décrit, puis le tintement clair de l’acier, de l’autre côté de la baie.

— Ils sont en train de forger des menottes pour ces malheureux, souffla Allday.

— Oui.

En se tortillant pour avancer un peu, il put voir le câble d’ancre du brigantin, une embarcation le long du bord et quelques lumières à sa poupe. Comme l’autre fois, pas de pavillon. Mais tout l’équipage semblait aux aguets. Deux pièces étaient en batterie, leurs bouches menaçantes prêtes à balayer tout attaquant.

Une embarcation s’éloigna du rivage, très lentement, et Bolitho sursauta au cri d’une femme ; ce bruit dont les arbres renvoyaient l’écho lui transperça les nerfs.

— Ils embarquent des esclaves, dit Allday en grinçant des dents. Ils ne vont pas tarder à partir. Voilà ce que je pense.

Bolitho acquiesça. Puis, s’adressant à Keen :

— Allez chercher les autres. Dites-leur d’être prudents.

Il essayait de distinguer la silhouette accroupie de l’autre éclaireur :

— Accompagne-le.

Et à Allday, doucement :

— Si nous pouvons le capturer, nous saurons avec certitude qui était derrière cette attaque contre le Nervion.

Allday tenait son sabre d’abordage à deux mains :

— Je suis favorable à cette solution, commandant !

On entendit quelques bruits sourds venant du brigantin, puis un autre hurlement strident, interrompu par un coup brutal.

Bolitho essayait d’estimer la distance qui le séparait de la mer. Le capitaine du négrier allait devoir se glisser hors de la crique avec autant de précautions que lors de son arrivée. Il lui faudrait manœuvrer avant l’aube pour s’éloigner discrètement, en faisant le moins de bruit possible. Cela lui semblait incroyable d’avoir retrouvé ce navire. Pendant que l’Undine voyait sa route retardée par le sauvetage des survivants du Nervion, puis était contrainte à toutes sortes de détours pour éviter la terre et les autres navires, le négrier venait directement pour poursuivre ses affaires ici, comme si de rien n’était. Il fallait avoir des nerfs d’acier pour agir de la sorte. On entendit de nouveaux cris aigus, pareils à ceux des animaux à l’abattoir. Ces négriers sans pitié, étaient-ce bien des hommes ?

Il entendit des bruits furtifs derrière lui, puis la voix de Soames, calme, impersonnelle :

— Justement, le jeune Keen était là. C’est bien le même navire.

Il jeta un coup d’œil à la cime des arbres, derrière le brigantin :

— Il ne nous reste plus beaucoup de temps, commandant. Dans une heure, il fera noir comme dans un four. Peut-être moins.

— C’est ce que je pense aussi, répondit Bolitho.

Il regarda en direction de la clairière où étaient rassemblés les esclaves. Quelques filets de fumée révélaient la présence des feux : ils servaient probablement aux forgerons pour la confection des menottes. Mais c’était là le point faible du dispositif :

— Prenez vingt hommes et faites le tour du camp. Dès la première alarme, tirez avec tout ce que vous avez : ne serait-ce que pour créer une panique.

— A vos ordres. Cela semble logique.

Bolitho approuva, son excitation lui donnait le frisson ; une sorte de folie s’emparait de lui à des moments pareils.

— Il me faut dix bons nageurs. Si nous pouvons monter à l’abordage pendant qu’ils embarquent les esclaves, on arrivera peut-être à tenir la poupe jusqu’à votre arrivée avec les embarcations.

Il entendait Soames se frotter le menton :

— C’est un plan audacieux, commandant, mais c’est maintenant ou jamais, je dirai.

— Bon, nous sommes d’accord. Dites à Rojart de garder quelques matelots ici pour couvrir notre flanc. En cas d’échec, c’est par ici qu’il faudra filer. Soames s’éloigna en rampant et fit le tour des hommes dans la forêt en chuchotant ses ordres.

Tout près, on entendait les bruits et les froissements produits par d’autres silhouettes. Keen annonça :

— Notre groupe est prêt, commandant.

— Notre groupe ?

Les dents de Keen semblaient étinceler dans l’obscurité :

— Je suis un excellent nageur, commandant.

— J’espère qu’il n’y a pas de serpents dans l’eau, chuchota Allday, anxieux.

Bolitho regarda les visages des hommes à la ronde. Comme il les connaissait bien à présent ! Il pouvait lire sur leurs traits tous leurs sentiments : la peur, l’anxiété, une sauvagerie semblable à la sienne. Et même un brutal désir d’en découdre.

— Nous allons nous glisser dans l’eau sous les buissons, dit-il brièvement. Quittez vos chaussures et tous vos vêtements, ne gardez que vos armes.

Il s’adressa à Allday :

— Veillez à ce que les pistolets soient bien enveloppés. Il faut les garder au sec un moment.

Il étudia le ciel qui s’obscurcissait rapidement ; seule la pointe des arbres reflétait encore quelques lueurs. Dans la baie, autour du brigantin au mouillage, l’eau était terne comme de la boue liquide.

— Allons-y !

Il retint sa respiration ; l’eau lui monta jusqu’à la taille, puis jusqu’au cou. Une eau vraiment chaude. Il attendit quelques secondes de plus, s’attendant à un cri, à un coup de mousquet. Mais des hurlements étouffés venus du camp confirmèrent ses prévisions : il avait bien choisi son moment. Les négriers étaient trop occupés, ils ne pouvaient avoir les yeux partout en même temps.

Les autres le suivirent dans l’eau, tenant leurs armes au-dessus de leurs têtes et s’éloignant lentement de la rive.

Keen le dépassa, allongeant les bras avec souplesse.

— Je vais jusqu’au câble d’ancre, commandant, souffla-t-il.

Il souriait.

Ils s’avancèrent en silence. Si on les apercevait à cet instant, songea Bolitho quand ils furent à mi-chemin, alors ils seraient perdus. Les mâts et les vergues surplombaient leurs têtes, les voiles serrées se découpaient sur le ciel, la lumière des fanaux se détachait de plus en plus nettement dans la nuit tombante. On entendit un martèlement de talons sur le pont, un homme éclata bruyamment de rire : un rire d’ivrogne. Bolitho se dit qu’on avait peut-être besoin d’une ration de rhum supplémentaire pour ce genre de travail.

Puis, comme par magie, ils furent tous rassemblés, agrippés à la carène, pendus sous les bossoirs tribord ; le courant entraînait leurs pieds, les drossant contre le bois rugueux ; ils s’efforçaient de rester cachés.

— Les embarcations ne nous verront jamais ici, remarqua Allday, essoufflé. On est en sécurité pour un moment.

À l’instant même, un hurlement terrifiant résonna sur l’eau. L’espace d’un instant, Bolitho imagina que l’on venait de tuer quelqu’un.

Mais le marin qui se trouvait à côté de lui l’éclaboussa en lui montrant le rivage.

Aux dernières lueurs du couchant, il était facile de reconnaître la chemise bouffante de Rojart. Il se dressait en pleine vue, les bras étendus comme s’il eût voulu saisir l’anse et tout ce qu’elle contenait. Il hurlait et hurlait encore, brandissant les poings et trépignant, comme devenu fou furieux.

L’apparition soudaine de Rojart avait jeté le pont du brigantin dans un silence complet ; mais on ne tarda pas à entendre des voix, puis des cris. Des pieds martelèrent le bordé. Maintenant, Bolitho en était sûr : l’effet de surprise était raté.

Keen, suspendu à la sous-barbe sous le beaupré, se laissa glisser jusqu’à lui.

Il suffoquait, pitoyable :

— Personne n’avait dit à Rojart que c’était le bateau qui avait coulé le Nervion. Il vient juste de s’en apercevoir…

La détonation du canon fut assourdissante et le coup partit juste au-dessus de leurs têtes, produisant un nuage de fumée qui tourbillonna sur l’eau, obligeant plus d’un matelot à plonger complètement pour éviter la quinte de toux.

Bolitho vit que Rojart, avant même d’avoir atteint la rive, avait été projeté à terre par la charge de mitraille ; ce n’était plus qu’un amas de chiffons sanglants.

S’accrochant à la ligne qu’Allday avait frappée sur la sous-barbe, Bolitho essaya de reprendre ses esprits. Les événements se précipitaient.

Il tressaillit à une autre détonation, plus à l’avant. La carène vibrait sous ses doigts comme un être vivant. C’était un boulet, cette fois ; Bolitho l’entendit pénétrer avec fracas entre les arbres ; puis le bruit s’évanouit complètement.

C’est alors que les hommes de Soames ouvrirent le feu.

 

Capitaine de sa Majesté
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